Né il y a 40 ans en Vendée, Kelone est devenu à mes yeux : « Le plus beau bateau du monde ». C’est très spontanément qu’après l’avoir acheté, j’ai créé sa page Facebook avec ce titre : « Le-plus-beau-bateau-du-monde ». J’en étais certain à l’époque : tout le monde en comprendrait le second degré. Il était chez moi, inspiré par mon regard d’enfant qui, un beau jour, découvre son rêve grandeur nature. J’étais comme un enfant, me frottant les yeux, dormant debout devant le sapin de noël. J’étais émerveillé de voir le bateau de mes « rêves interdits ». Selon moi, il s’agit de ces rêves qui semblent ne jamais devoir se réaliser, ou pire, que l’on s’interdit par un jeu de blocages regrettables qui se sont installé en nous. Et puis finalement, sans doute par un effet d’une déchirure spatio-temporelle, le voici soudain qui flottait doucement devant moi, n’attendant qu’un geste pour, larguer ses amarres.
Manifestement certaines personnes ont été choquées, pensant qu’il s’agissait de mon orgueil mal placé pour l’avoir surnommé ainsi. Je présente donc mes excuses à ces personnes.
Lorsqu’Alberto, son ancien propriétaire, m’en a confié les clés à Alicante, j’ai dû l’apprivoiser, le fiabiliser, le moderniser, puis lui offrir le label professionnel « Sorties en mer » de la Marine Marchande. J’avais rêvé toute ma vie de me déplacer avec mon habitat, comme le font les nomades. Kelone, le bien-nommé pour un voilier habitable, tire son nom de la mythologie grecque : la tortue Khelônê condamnée par Zeus à vivre dans la mer pour l’éternité, avec sa maison sur son dos. La tortue, symbole de nomadisme, de liberté et de sagesse, mais aussi de patience comme face au lièvre dans la fable de La Fontaine. Une lenteur choisie pour mieux savourer l’immensité qui nous entoure.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Alphonse de Lamartine
C’est au cours d’une longue traversée en solitaire que j’ai découvert peu à peu le tempérament du personnage central de cette histoire : puissant et fiable, rarement en colère, Kelone nous emmène en mer et nous ramène à terre avec le sérieux et l’amour du travail bien fait, comme le font les chevaux lorsque la confiance est établie avec l’homme. Chez les cavaliers on parle du couple Homme-Cheval pour marquer l’importance du rapport qui s’établit entre les deux. Chez les marins, on parle peu, mais on a souvent pensé de cette manière : le couple Marin-Voilier.
J’ai progressivement découvert le langage qui permet d’obtenir de lui, patiemment, le juste équilibre entre l’air et l’eau ; j’ai appris à observer beaucoup et à agir peu pour harmoniser les forces désordonnées de la météo et des courants marins. Agir lentement, et réfléchir toujours, à chaque geste pour obtenir un voilier FLUANT ! Ce mot, que j’ai découvert à la lecture du deuxième roman de Bertrand Chéret, résume très bien le mouvement silencieux, glissé et puissant lorsque le bateau cesse de taper dans les vagues et ouvre son sillage régulier et blanc. Un voyage intérieur vers les émotions maritimes. Le grand vide, espace de lumières immenses. La lenteur gagne sur la vitesse. Le temps ne compte plus, suspendu au centre d’un grand disque bleu : l’océan de notre planète.
Animal, anima, animer, âme : ce qui anime la beauté du vivant
Ces quelques mots issus du dictionnaire, traduisent à mes yeux ce sentiment de satisfaction qui monte en nous lorsque le bateau avance dans ses lignes en silence et sans heurt. L’intelligence collective et la complicité de l’équipage s’enrichissent de ce silence. Alors chacun tourne son visage vers les voiles et vers le ciel, la bouche entrouverte, subjugué par la force heureuse de Kelone qui nous porte et dont on prend soin. On se sourit en silence, on savoure ensemble. Pas un mot ne peut dire l’émotion qui monte en chacun de nous.
Bertrand de Rancourt